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Wednesday, February 23, 2011

Esquisse d'une critique socio-politique de la société contemporaine

                                                                                © David Tésor
Voici quelques remarques critiques sur la société contemporaine. L'intention est de la réinscrire dans une interprétation post-moderne: la structure actuelle de la société selon les analyses qu'a faites Deleuze sur le passage entre la "société disciplinaire" et la "société de contrôle". Celle que nous vivrions depuis le dépérissement du monde bipolaire de la guerre froide et l'instauration d'un ordre mondial. Plus particulièrement, nous voudrions insister ici sur le rapport de l'institution et de l'individu. Instaurant un espace horizontal de relations entre Institutions et Individus, depuis quelques décennies, le domaine public des rapports humains se "démocratise", à première vue; jusqu'alors fondé sur des règles disciplinaires fixes structurant hiérarchiquement les différentes strates de la collectivité.


Ainsi l'école traditionnelle rentrait dans un système d'institutions cloisonnées (tels que la famille, l'usine, l'hôpital). Chacune avec ses règles propres et sa logique de fonctionnement:  "L'école nous dit: "Tu n'es plus en famille" et l'armée dit: "Tu n'es plus à l'école. (Milleplateaux, G.Deleuze et F.Guattari, p.254). A l'intérieur des murs de chaque institution, le sujet pouvait se préserver des autres institutions (chez soi, on est à l'abri de la discipline de l'usine où l'on travaille). Ce qui se passe actuellement pourrait être vu comme un décloisonnement de ces espaces fermés. Si un tel espace forme un "dedans" comme nous l'avons dit et que le dehors serait ce qui lui est extérieur par opposition, alors nous assistons à une contamination de l'un par l'autre si bien que leur dialectique disparaît et là où se trouvait un "espace strié" des institutions disciplinaires apparaîtrait un "espace lisse" où "dedans" et "dehors" s'annulent par contamination.

Ainsi les espaces publics sont le Dehors où l'individu est exposé au regard d'autrui et où par son action il cherche à se faire reconnaître en termes symboliques. Or dans le processus de disparition du dehors que nous semblons vivre actuellement, ces espaces publics tendent à se faire privatisés de plus en plus (espaces clos des galeries commerciales, autoroutes et lotissement à entrée réservée, la possession de portables qui symboliquement délimite un espace cloisonné du sujet replié sur son propre monde égotiste). Les logiques subjectives viendraient peupler l'espace public non dans l'apport de la communication, mais dans l'isolement du sujet, dans l'atomisation de cet espace en micro-secteurs privés, qui exilerait le politique de l'espace public. Faisant de lui un non-lieu du politique en tant qu'absence d'interactions entre les différentes forces subjectives que jusqu'alors favorisait par contact négatif la dialectique dehors/dedans dans la société disciplinaire. L'on a conscience parfaitement aujourd'hui que depuis les années 60, approximativement, les institutions publiques sont en crise: la dialectique qui leur est propre s'effrite. Au niveau de l'école (et c'est identique pour les autres institutions), cela veut dire que les différentes subjectivités, des individus-élèves qui composent l'espace public de l'école "privatisent" en quelque sorte cet espace: il y a une infiltration des modes personnels ou opinions ou manières d'êtres dans cet espace qui jusqu'alors neutralisait ses sujets par une discipline globalisante et verticale. Le "dedans" de l'école est poreux. Et par ces fissures s'infiltrent les subjectivités des élèves dans l'interpénétration du dehors et du dedans, qui aussitôt disparaissent au profit d'un seul et même espace.

Du coup, apparaît à l'intérieur même du cadre de l'école un espace différentiel, multiple, où l'élève s'affiche comme subjectivité souveraine dans l'absence de l'Autre, de la Loi reconnue jusqu'alors sous la figure de l'autorité administrative ou professorale. L'Autre est en effet renvoyé au pourtour de cet espace,  ou plutôt il est partout, en chaque subjectivité. Et donc il n'est plus centralisé de manière fixe, monolithique. Il y a comme un auto-contrôle, une auto-discipline qui apparaît dans cette décentralisation de la Loi. Et ce par une sorte de glissement insidieux de la loi en tant qu'Extériorité souveraine (l'Autre) à la loi en tant qu'Intériorité souveraine (le Moi égo-centré) - D'où par conséquent le dépérissement du politique en tant que communication dans la perspective de l'être-en-commun.

Marginalisées dans l'école traditionnelle neutralisante, les formes subjectives, les modes personnels de penser, ont à présent voix officielle. Les instances administratives et professorales rentrent dans un rapport horizontal et non plus vertical avec les élèves. Peut-on concevoir dans ce non-lieu politique une inter-subjectivité possible? Alors que l'exigence de l'être-en-commun par le recours à une transcendance, à l'altérité, marquait la philosophie politique de Machiavel jusqu'à la Critique de la Raison Dialectique de Sartre, la société actuelle semble s'enliser dans un subjectivisme radical d'où l'autre comme figure humaine s'efface tels les visages de sable lavés par la vague dont parle Foucault à la fin de Les mots et les choses.

Comment réintégrer la transcendance de l'autre dans l'espace public (je parle de la transcendance de l'Évènement: mai 68 par exemple, ou plus loin la Révolution Française de 1789 ou encore celle de 1848)?

C'est l'individualisme moderne, irrigué par l'ultra-libéralisme, qui est semble-t-il destructeur de la transcendance politique, celui dont Marx avait saisi brillamment la quintessence en cette brève formule:"les eaux glacées du calcul égoïste" (au sujet de la lutte des classes en France). Cette pensée de basse extraction qui s'était saisie de la mort du communisme soviétique pour répandre un flot de discours mortifères sur la victoire du libéralisme. Ce qui caractérise surtout, il semble, une société sans transcendance politique et l'épuisement des possibles comme avènement de la nouveauté. La modernité tant applaudie par les libéraux se décline malheureusement en termes d'Eternel Retour du Même. Comme si la création des possibles n'était qu'un clonage du Même sous la forme de l'Autre. Mais alors c'est de la nouveauté vieillie, faite à partir de l'ancien. L'absence de transcendance c'est le cercle du clonage. Voici ce que signifie le subjectivisme radical prôné par les libéraux. Libéraux: esprits naïfs ou cyniques (la bêtise est dans les deux cas) qui voient dans ce subjectivisme une plus grande liberté individuelle, un plus grand accès à la reconnaissance sociale du vouloir propre aux sujets ou un quelconque droit de parole enfin permis.

Ainsi, il y aurait un amoindrissement de la souveraineté de l'autorité, de la loi! dit une morale bien-pensante…Il ne faudrait pas voir que la fin de la société dite " disciplinaire " marque la fin du pouvoir autoritaire. Simplement elle le perpétue sous d'autres formes, moins visibles, plus souterraines, plus insidieuses. Une nouvelle forme de discipline s'instaure où la limitation par la loi du sujet n'est plus extérieure au sujet mais bien intérieure. A présent le pouvoir autoritaire se manifesterait sous cette forme : "révoltez-vous, très bien puisque c'est votre plein droit" à quoi répondrait la subjectivité (si elle est sincère…): "A quoi bon finalement, puisque la loi contre laquelle je me place normalise mon vouloir, mon comportement, le code dans les schémas du pouvoir". Ainsi "on se révolterait comme on se révolterait" selon les termes de Heidegger. Ce "comme" marque l'appartenance de sa propre subjectivité à l'extériorité de la norme instaurée, et apparaît dès lors comme codage neutralisant des comportements individuels. Le sujet croit agir en son nom; alors qu'il ne reproduit qu'une structure codée par la loi, l'extériorité, et s'annule de lui-même. D'où le non-sens de parler d'une liberté subjective dans l'espace public de la société non disciplinaire. Il semble que l'officialisation du vouloir subjectif dans la société de "contrôle" serait une forme de codage de la subjectivité normée plutôt que la reconnaissance de la singularité de chacun. Voilà ce qui paraît signifier l'apparition de la société de contrôle: le glissement d'une loi transcendante à l'individu à une loi intérieure à l'individu comme codage, normalisation de sa manifestation, et par conséquent auto-annulation de cette manifestation.

Dimitri Shibaeff