Un Homme qui crie du cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun vient de sortir en DVD, c’est l’occasion de le (re)voir. C’est avant tout l’histoire d’un père, Adam, et de son fils, Abdel. Cela commence comme le récit d’un Œdipe. Le fils est promu maître nageur à la place du père qui se regarde vieillir. Et Adam n’est pas le seul homme à voir sa situation professionnelle se dégrader à cause de son âge. C’est toute une génération d’hommes vieillissants qui peinent à trouver leur place et sont soumis aux lois de la mondialisation qui n’exige que performance et rentabilité.
Les jeunes sont préférés aux quinquagénaires désireux d’exercer un métier qui leur tient à cœur : l’un aux cuisines de l’hôtel, l’autre au bord de la piscine du même hôtel. Hôtel géré par une Chinoise du nom de Mme Wang, ultime marque d’expropriation liée à la mondialisation. Mais la relation oedipienne s’inverse et c’est finalement le père qui, en dépit du bon sens, commet l’impardonnable : il refuse de payer pour la guerre et préfère « donner son fils » en guise de participation à « l’effort de guerre ». Ainsi il retrouve sa place au bord de la piscine, sa douce tranquillité, son sas de bien être au milieu de ce pays en proie au chaos.
Le Tchad traverse une guerre interminable qui oppose deux camps qui ne sont même pas nommés. L’ennemi est invisible mais la guerre est bien là, et elle envahit l’écran petit à petit par l’image et par le son. Si bien qu’Adam se retrouve peu à peu seul au bord de sa piscine avec Mme Wang pour seule compagnie.
Adam voudrait crier mais il n’y arrive pas : il voit passer toutes les horreurs de la guerre qu’il suit exclusivement par la radio ou la télévision et demeure impuissant. On peut noter à cet égard l’extrême violence des images d’archives représentant des charniers dans un film qui manie partout la subtilité. Si ces images sont extrêmement choquantes, elle ont du moins le mérite de pointer du doigt cette dérive du reportage de guerre qui consiste à montrer la mort à tout prix. Malgré la violence de ces images, Adam se réfugie dans son sas artificiel, et reste désespérément muet. La tension qui le submerge est palpable et le spectateur la ressent avec lui. Jusqu’au moment où la petite amie de son fils chante sa douleur à sa place. Elle est malienne et achève par l’importance de son rôle de nous persuader de l’ineptie d’une guerre territoriale quand une femme malienne et un homme tchadien peuvent s’aimer et se compléter à ce point.
C’est elle qui, après qu’Adam a confessé sa faute, pousse le cri long et profond, nécessaire, celui qu’il tente d’étouffer mais dont il a besoin pour faire face aussi dignement que possible, aussi coupable, désespéré et seul soit-il. Il fuit alors à contre courant de tous ceux qui subissent l’exode pour échapper aux rebelles, et part libérer son fils de cette guerre meurtrière. Il se libère aussi, il libère l’écran. L’espace prend toute sa place et l’immensité du désert s’épanouit sous nos yeux quand on avait passé les trois quarts du film à voir le personnage enfermé entre quatre murs ou entre les barrières qui bordent la piscine. Les sons assourdissants des hélicoptères et des tirs disparaissent et laissent entendre la nature, les insectes et, pour la séquence finale, le clapotis de l’eau de la rivière. Le film se clôt sur un plan magnifique qui fait écho au premier plan durant lequel le père et le fils complices jouaient dans l’eau de la piscine : le fils laissait son père lui mettre la tête sous l’eau. À la fin, c’est dans la rivière africaine baignée de la lumière rose bleuté de l’aurore que le père plonge son fils pour son ultime bain.
Ce film est un appel à la raison, et même à l’action pour que les Africains, et en particulier les Tchadiens se réapproprient leur terre en jouissant de ce qu’elle a à donner et non en se sacrifiant dans de sempiternelles guerres insensées. Il trouve aujourd’hui un écho singulier dans le contexte ivoirien.
A-S Gourville
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