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Tuesday, February 15, 2011

Le moi et la matière

© Pasha Rafiy
Compte tenu des récentes avancées neuroscientifiques, il est aujourd’hui impossible de s’interroger sérieusement sur notre nature sans être confronté à la question de la matérialité de l’esprit. Le problème de l’identité personnelle n’échappe pas à la règle. En amont de toute interrogation d’ordre psychologique se trouve désormais le problème de la relation corps/esprit (« Mind/Body problem »), c’est-à-dire la question de l’identité entre le psychisme et la structure cérébrale. Les réponses qu’y apporte la philosophie sont diverses mais il existe un quasi-consensus, en philosophie de l’esprit[1], sur la nature de ce problème et sur les difficultés qu’il pose. Il importe donc de considérer notre conception du psychisme à la lumière du débat actuel sur l’esprit.

Qui suis-je ? La question nous invite, semble-t-il, à pratiquer une certaine forme de réflexivité introspective. La réponse à cette interrogation nous apparaît alors comme quelque chose qui se trouve « en dedans », dans l’esprit ou encore l’âme. Ce faisant, nous avons déjà pris position sur un grand nombre de questions auxquelles il est assez difficile de répondre définitivement, notamment sur la réalité d’un espace, métaphorique, intérieur qui serait le théâtre de nos émotions, de nos pensées, de notre « moi ». Espace auquel nous aurions un accès privilégié et duquel nous aurions une compréhension plus ou moins transparente. En fait, cela constitue déjà une forme de réponse à la question de l’identité personnelle : je suis cet « espace » où s’expriment mes désirs, mes peurs, mes aspirations et l’ensemble des traits psychologiques qui me caractérisent et qui font que je suis celui que je suis.
La tentation est grande lorsque nous envisageons de nous définir de façon très générale, d’embrasser une conception cartésienne ou plus généralement spiritualiste de soi, c’est-à-dire de nous considérer comme un esprit incarné au sens où ce qui relève de l’esprit appartiendrait à une catégorie différant de celle de ma nature physiologique. Ainsi le schème conceptuel dans lequel je décris mon vécu psychologique est-il différent de celui dans lequel je parle de mon corps. A l’inverse, m’identifier à un amas de matière organique logée dans le crâne est une option moins attrayante et apparemment contre-intuitive, il serait curieux de parler de nos pensées en termes physicochimiques. Pourtant, ces dernières décennies ont été particulièrement fécondes pour les sciences du cerveau et ont mis en branle un débat qui ne cesse de s’amplifier, tant sur le plan métaphysique qu’épistémologique et a ouvert la voie à un programme fort de naturalisation de l’esprit. Mais quels sont les enjeux réels de ce débat ?

Au nombre d’entre eux se trouve celui de la nature de la conscience, de l’existence de notre libre-arbitre et de notre capacité à nous déterminer nous-même qui constituent les piliers de la conception « classique » de la personnalité et de soi. Si je ne suis pas l’auteur original de mes actions mais un maillon dans une chaîne causale physique, certes complexe mais absolument déterminée, alors qu’est-ce qu’être soi ? Le « qui suis-je? » appelle le « que suis-je ? », la question de l’identité personnelle et les questions spécifiques qui s’y rattachent, comme celle de l’unité de la conscience ou de la persistance du moi, dépend de la réponse à la question portant sur la nature de l’esprit.

Les neurosciences ont établies qu’il existait des corrélations empiriques entre les phénomènes conscients et les phénomènes neurologiques observables dans la structure cérébrale. Ces corrélations ne sont, toutefois, pas des identités avérées et sont tout à fait compatibles avec la plupart des formes de dualismes psychophysiques que la philosophie a pu produire au long de son histoire. Cependant, ces données empiriques ouvrent la voie à une réforme de la métaphysique de l’esprit et à sa naturalisation[2]. On a notamment observé les effets spectaculaires et terrifiants que des tumeurs ou des lésions cérébrales ont pu avoir sur certains patients, transformant radicalement leur personnalité.

Si le matérialisme n’est pas une doctrine nouvelle (elle remonte à l’antiquité), son approche contemporaine est nourrie par des observations neuroscientifiques déterminantes. C’est une chose de dire que l’esprit est de nature matérielle, c’en est une autre que de tenter d’expliquer l’esprit avec les seuls concepts de la neuroscience. C’est là le projet du réductionnisme psychophysique qui s’exprime de la manière la plus radicale dans le matérialisme éliminativiste du neurophilosophe Paul Churchland (et de son épouse) dont la position sur le problème de la nature de l’esprit consiste à considérer que la conception que nous avons de nous-mêmes est tout simplement fausse et que les théories et les concepts neuroscientifiques viendront remplacer brutalement la « psychologie naïve[3] » que nous utilisons quotidiennement lorsque nous prêtons des intentions, des désirs, des croyances ou tout autres états intentionnels à nous-même ou aux autres. L’idée centrale de P. Churchland est que la vie de l’esprit, la conscience de soi comprise, est descriptible  en termes computationnels[4], par l’ensemble des modifications électrochimiques de la structure cérébrale, structure qui serait l’équivalent d’un processeur extrêmement sophistiqué mais néanmoins soumis à des lois déterministes stricts. Le matérialisme éliminativiste vise à réaliser tout à la fois la réduction de l’esprit à la matière et la suppression des théories non neurologiques de l’esprit : on doit pouvoir parler de l’esprit sans recourir au vocabulaire psychologique classique.  

Pour autant, sommes-nous en réduit à accepter sans protestations l’idée que nous ne serions que des calculatrices sophistiquées dont la conscience ne serait qu’un accident de l’évolution ? Comme nous l’avons mentionné plus haut, une corrélation n’est pas une identité et le fait qu’une certaine forme d’activité neuronale accompagne les phénomènes conscients n’explique pas le rapport qui existe entre une certaine activité neurologique et le sentiment, le vécu phénoménal conscient qui l’accompagne. Il est possible que nous puissions un jour utiliser nos connaissances du fonctionnement cérébral pour fabriquer une intelligence artificielle capable de reproduire le comportement humain de telle façon à ce qu’elle agisse avec tout les traits caractéristiques d’un être conscient. Mais nous ne pourrons probablement jamais répondre à la question : cette machine est-elle consciente d’elle-même? L’aspect phénoménal de la conscience n’est accessible qu’à la première personne, ce qui la soustrait semble-t-il à toute observation objective et donne au problème de la relation corps/esprit la dimension d’un « weltknoten » pour reprendre le mot de D. Chalmers[5], un problème complexe et probablement insoluble. C’est l’une des raisons pour lesquelles la question de la matérialité de l’esprit, de la conscience et du moi reste avant tout une question métaphysique.

Dorian Coquillat


[1] Pour l’essentiel, c’est la philosophie anglo-saxonne, héritière de la tradition analytique, qui s’est appropriée ce problème même si la philosophie dite continentale commence à s’y intéresser sérieusement.
[2] Le projet de naturalisation consiste à traiter l’esprit comme une partie de la nature et à l’instar des autres phénomènes naturels, sous un angle déterministe.
[3] Le terme de « psychologie naïve » est utilisé par P.Churchland pour qualifier les concepts que nous utilisons quotidiennement pour décrire et analyser la vie mentale : désirs, intentions, croyances, craintes, …etc. La « psychologie naïve » est ainsi assimilé à une théorie primitive de l’esprit comparable aux intuitions que nous avons sur le monde physique : je peux prédire le comportement des objets suffisamment lourds en appliquant la loi selon laquelle tout corps tombe vers le bas, cela dit, cette loi est fausse (les corps sont attirés les uns par les autres, ce qui explique le phénomène de la gravité). Ainsi, la théorie neuroscientifique de l’esprit tel que la conçoit P. Churchland serait à la psychologie naïve ce que la physique est à nos intuitions sur le monde matériel.
[4] C’est-à-dire en termes similaires à ceux que l’on use pour qualifier le traitement informatique.
[5] A vrai dire, D. Chalmers est partisan d’un réductionnisme local de la conscience (qui laisse de côté les aspects qualitatifs de la conscience) mais il a le mérite de reconnaître les énormes difficultés théoriques qu’entraîne la réduction psychophysique.